Nicolas BOILEAU (1636-1711)

 
SOYEZ PLUTÔT MAÇON…

Dans Florence, jadis vivait un médecin
Savant hâbleur, dit-on, et célèbre assassin.
Lui seul y fit longtemps la publique misère
Là le fils orphelin lui redemande un père ;
Ici le frère pleure un frère empoisonné.
L'un meurt vide de sang, l'autre plein de séné ;
Le rhume à son aspect se change en pleurésie,
Et par lui la migraine est bientôt frénésie,
Il quitte enfin la ville, en tous lieux détesté.
De tous ses amis morts un seul ami resté
Le mène en sa maison de superbe structure
C'était un riche abbé, fou de l'architecture.
Le médecin d'abord semble né dans cet art,
Déjà de bâtiments parle comme Mansart :
D'un salon qu'on élève il condamne la face ;
Au vestibule obscur il marque une autre place,
Approuve l'escalier tourné d'autre façon.
Son ami le conçoit, et mande son maçon.
Le maçon vient, écoute, approuve et se corrige.
Enfin pour abréger un si plaisant prodige,
Notre assassin renonce à son art inhumain ;
Et désormais, la règle et l'équerre à la main,
Laissant de Galien la science suspecte,
De méchant médecin devient bon architecte.
Son exemple est pour nous un précepte excellent.
Soyez plutôt maçon, si c'est votre talent
Ouvrier estimé dans un art nécessaire,
Qu'écrivain du commun et poète vulgaire.

Nicolas BOILEAU (1636-1711)
Art Poétique, IV

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